Mes derniers souvenirs de Chapa
Au printemps 1945, peu avant le 9 mars, j'étais allée y passer quelques jours. Les cours du lycée devaient reprendre quelques semaines plus tard dans ce cadre idéal. Nous disposions d'une ravissante petite villa. De la véranda, je contemplais, sur la pente qui s'étendait en dessous de notre jardin, des centaines de pêchers fleuris. Le contraste entre la délicatesse et la fragilité de cette multitude de fleurs d'un rose pâle nacré qui frémissait dans la brise du matin et les flancs abrupts, sombres et farouches du Fan Si Pan qui s'élevaient de l'autre côté du ravin était extraordinaire.
Chapa, c'était aussi le Pont des Lianes, le sentier étroit qui descendait du marché et dans lequel on entendait de loin le fracas de la grande cascade blanche et bondissante qui, dans une féerie de gouttes scintillantes dans le soleil et d'écume éblouissante, se précipitait à corps perdu dans un ravin de brousse impénétrable. C'était encore le brouhaha des jours de marché : les montagnards, vêtus de leur costume couleur d'indigo, brodé de rouge et de blanc, qui, leur hotte sur le dos, pieds nus, mais les jambes protégées de molletières blanches et rouges, descendaient de leur village distant d'un ou deux jours de piste pour se procurer du sel ou des allumettes. C'était la mélodie simple et douce, envoûtante presque, du khène (cette grande flûte de bambou de forme si particulière) dont jouait un jeune Méo, nez fin et busqué, teint cuivré… il avait l'allure d'un grand seigneur qui aurait eu, pour un jour, la fantaisie de se vêtir simplement d'une tunique et d'un pantalon de grosse toile bleue . C'était l'éclat de leurs lourds bijoux d'argent massif sur leur peau basanée, la gentillesse de leur sourire d'hommes heureux qui craignaient l'orage, l'incendie ou le tigre, mais dont le foyer sommaire fut, un temps, à l'abri de la guerre et des folies des autres hommes. !
Andrée David
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